Il existe des œuvres qui, sur le papier tout du moins, inspirent la plus grande méfiance autant du point de vue de leurs qualités cinématographiques que sur celui de l’intérêt potentiel que peut présentee la nature de leur sujet. Concernant l’intérêt en terme cinématographique, il faut se souvenir que le cinéma est avant tout un art du mouvement. C’est son essence même. C’est justement en raison de sa nature artistique qu’il permet des expériences plus larges, qui font une part belle aux dialogues ou aux scènes contemplatives et qui s’expurgent de toute notion d’action, au sens de mouvement. Concernant l’intérêt scénaristique, il faut bien reconnaitre qu’à la lecture du Pitch, qui fait état des relations entre deux hommes extrêmement différents amenés à exercer successivement la difficile fonction de souverain pontife, il y avait à craindre que Les Deux Papes tombe dans ce registre bien connu de films bavard, que l’on retrouve notamment lors des retranscriptions de pièces de théâtre par exemple. C’est d’autant plus troublant que le film de Fernando Meirelles s’inspire de la pièce The Pope écrite en 2017 par le dramaturge néo-zélandais Anthony McCarten, à qui l’on doit le récent Bohemian Rhapsody, qui officie par ailleurs comme scénariste sur le film.
Cette grande méfiance que pouvaient susciter ces deux écueils est évitée de manière assez flamboyante, je dois l’avouer, grâce à la puissance créative du réalisateur brésilien Fernando Meirelles, qui a su rendre palpitant les conversations entre ses deux protagonistes, tout en s’appuyant admirablement, il est vrai, sur deux interprètes exceptionnels : Anthony Hopkins et Jonathan Pryce. Véritable curiosité, à la fois par le traitement de sa thématique principale et par la qualité de son interprétation magistrale, le film donne à voir de quelle manière un réalisateur peut s’emparer d’un sujet très délicat, relativement risqué et peu passionnant de prime abord, afin d’en tirer une œuvre attachante, profondément humaine, remplie d’émotion, et qui de surplus, offre un regard inédit et assez complet sur un fait historique dont on n’a peut-être pas mesuré l’importance à sa juste valeur.
I. Dieu corrige toujours un pape en en présentant un autre au monde.
Les deux Papes fait partie du mouvement de révolution cinématographique initié par Netflix, qui propose désormais la sortie de grands films directement sur leur plateforme conjointement à une exploitation de ces œuvres dans les salles. L’exemple le plus marquant, au moment où j’écris ces lignes, est certainement The Irishman de Martin Scorcese. C’est donc autant parce qu’il s’agit d’un événement que parce que le sujet m’intéresse, que je me suis retrouvé devant Les Deux Papes. J’adore Anthony Hopkins, mais je dois toutefois reconnaitre m’être préparé à l’avance à un film intimiste et plutôt réservé à un public averti. Au final, la surprise est d’autant plus grande que Fernando Meirelles déploie des trésors d’ingéniosité afin de rendre cette histoire aussi passionnante visuellement que dans son propos. Il s’agit d’une véritable leçon de cinéma sur le plan technique, que, d’un point de vue personnel, je saurais modestement me rappeler pour mes productions futures.
Le scénario met face à face le pape Benoit XVI au cardinal Jorge Mario Bergoglio, qui deviendra le Pape François. Il se déroule en 2012, soit un an avant une passation de pouvoirs hors norme entre les deux. Le tour de force de l’écriture consiste à proposer un portrait croisé de deux hommes que tout oppose au premier abord, avant de permettre au spectateur de savourer leurs passes d’armes au moyens de dialogues très finement écrits. En effet, si le film commence avec l’élection de Benoit XVI après le décès de Jean-Paul II, l’histoire s’axe autour de la décision du cardinal Bergolio de se retirer de l’ensemble de ses fonctions ecclésiastiques. Dans sa lettre de démission, il explique ainsi vouloir renoncer à ses prérogatives de cardinal afin de redevenir un simple prêtre. Convoqué au Vatican par Benoit XI, qui a vraisemblablement déjà pris la décision historique de se retirer et de favoriser l’élection du cardinal argentin, cette entrevue longue de deux jours sera l’occasion pour les deux hommes d’apprendre à se connaitre.
Cet argument premier permet au réalisateur de marquer les différences de conception que chacun des deux se fait de l’Église : François justifie sa décision en arguant que les doctrines en vigueur ne sont plus adaptées à la société moderne. Benoit se sert de cette décision pour expliquer que les fonctions ecclésiastiques ne sont pas des emplois comme les autres, et donc qu’à ce titre il n’est pas possible d’en démissionner.
A travers leurs différences, les deux hommes finiront par se connaitre davantage et par s’apprécier mutuellement. Certes, le film fait donc la part belle aux dialogues, mais il faut le reconnaitre, il y a une grande qualité d’écriture, et les nombreuses discussions finissent par paraitre d’un naturel déconcertant tant les deux interprètes principaux prennent véritablement du plaisir à interpréter leur partition. Cette notion de Naturel est d’ailleurs un élément important dans le registre technique de ce cinéaste.
II. Une tentative de naturalisme historique
En effet, le style de Meirelles est autant troublant que fascinant : il utilise des codes et des formes narratives qui évoquent le style documentaire qu’il mélange ensuite savamment avec des séquences ouvertement fictionnelles. A la vue du résultat, le trouble s’installe rapidement chez le spectateur et il en ressort une impression de véracité historique très forte. Ce sentiment est renforcée par le jeu des deux comédiens principaux, qui poussent chacun un mimétisme troublant et saisissant avec leurs illustres modèles, à tel point qu’il est parfois difficile de différencier les acteurs des personnages. Chacun d’eux opère une transformation physique subtile mais terriblement efficace. Le montage de Meirelles joue astucieusement de cette proximité, en injectant soigneusement des images d’archives réelles, ce qui renforce encore le trouble.
La complicité qui unit les deux comédiens devient flagrante, et participe à cette notion de Naturel. Cela nous gratifie de séquences particulièrement jouissives, à l’image de celle où les deux hommes regardent un match de foot, tout en supportant leurs équipes respectives.
Cette notion de Naturel s’oppose à une vision plus allégorique de l’image de la papauté telle qu’a pu la représenter par exemple Paolo Sorrentino. J‘ai déjà dit ici ce que je pensais de la série de ce cinéaste, The Young Pope : baroque, iconoclaste, dérangeante, provocante, matière à la réflexion et à l’interprétation des messages véhiculés par ce cinéaste. Malgré cela, la série reflète bien la sorte d’aura que confère l’habit pontifical à un acteur. Je le pense sincèrement : l’habit transcende le comédien. C’est presque comme s’il s’agissait d’une grâce accordé au personnage, qui devient subitement plus beau, plus hypnotique. Le succès de cette série, dont la saison deux The New Pope débute sur nos écrans, montre tout l’intérêt que suscite les arcanes du Vatican chez quelques cinéastes. Cependant, là où Sorrentino laisse la place à une allégorie autant visuelle que formelle dont le message est propice à l’analyse, Meirelles préfère une sorte de rigueur historique rassurante et bienveillante. Il s’appuie à merveille sur un fait historique pour en restituer une œuvre profondément humaine et émouvante dans le messages qu’elle veut transmettre.
Le réalisateur s’attarde principalement à ce qu’il est convenu d’appeler une coulisse de la grande histoire : une entrevue longue de deux jours entre les deux hommes, qui s’est déroulée entre le Vatican et Castel Gondolfo, la résidence de repos des papes. Chacune des séquences de dialogue est donc rythmée par un changement de décors, qui alterne entre extérieurs et intérieurs. Cela va des jardins de Castelgondolfo jusqu’à la petite arrière-salle derrière la chapelle Sixtine en passant par le trajet en hélicoptère au-dessus de la cité pontificale. Profitant à merveille de la beauté des lieux, cet effet de variation confère à chaque séquence un intérêt particulier. Chaque flash-back est également ponctué d’autant de décors incroyables, comme celui de l’ile de Lampedusa, ou encore ceux sensés se situer en Argentine. La beauté de ces décors, le plus souvent réels, renforce la beauté esthétique du film en lui-même.
Le film donne également à voir l’invisible par l’entremise du Conclave, dont chaque phase est restitué avec une extrême rigueur. On apprends ainsi que lors de l’élection de Joseph Ratzinger en 2005, Jorge Mario Bergolio avait tout de même suscité un petit évènement en réunissant une dizaine de voix sous son nom, un exploit pour un candidat latino-américain.
Après une mise en place qui restitue le choc qu’à représenté le décès du pape Jean Paul II, dans lequel Meirelles expose le style qu’il va donner à l’ensemble de son film, c’est-à-dire mélange sophistiqué entre scènes historiques et reconstitutions avec acteurs, la célèbre rencontre entre les deux hommes s’articule en plusieurs étapes : confrontation idéologique, rapprochement et au final, soutien mutuel.
III. Un débat rhétorique passionnant sur les questions de l’Église
La grande force du film réside dans le fait que Meirelles se sert de ce débat d’idée pour montrer les forces et les faiblesses de l’église, mais également, et c’est très fort, afin de souligner en creux les forces et les faiblesses de deux hommes : Joseph Ratzinger et Jorge Mario Bergolio, Benoit XI et celui qui deviendra François. Cette cohabitation entre deux papes est d’autant plus inédite qu’elle concerne deux personnalités extrêmement opposées.
Benoit XVI est montré très rapidement comme un homme profondément seul : il mange seul, il joue du piano seul, et même lorsqu’il officie en tant que pape, il donne l’impression d’être seul. A-t-il conscience d’être mal aimé ? En tout cas, le cardinal Bergolio a l’occasion d’entendre le surnom qui lui est associé, et qui ne laisse aucun doute sur le degré d’estime qu’on lui prête : le « nazi ». Ce triste sobriquet n’est pas uniquement une référence à ses origines autrichiennes, mais fait évidemment référence à son engagement dans les jeunesses hitlériennes dont on a beaucoup parlé, sans suffisamment rappeler qu’en réalité, les jeunes étaient bien obligés à l’époque de répondre aux exigences du régime en place. A mon avis, il manque peut-être juste au film un flash-back le montrant au sein de sa famille, qui était anti nazie, et lui-même alors âgé de 16 ans forcé de passer son service militaire dans les dernières heures du Troisième Reich.
Le film décrit de manière efficace un homme sensible, qui souffre en réalité du poids énorme que la fonction de souverain pontife, et des responsabilités inhérentes, fait peser sur ses épaules. Sur le plan des idées, il s’affirme comme un traditionnaliste attaché aux valeurs ancestrales de l’Église qu’il considère comme intouchables. Le film pose ouvertement la question de l’adaptation de cet homme, autant que des valeurs qu’il porte, au monde moderne. Il faut se rappeler que Joseph Ratzinger a été préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi pendant 23 ans. En ce sens, son pontificat reflète bien cette fermeté, en affichant une attitude conservatrice et moralisatrice, en prônant les valeurs de la famille, la fidélité et l’abstinence comme moyen de prévention du sida.
Benoit XVI est encore, à l’heure où j’écris ces lignes, pape émérite, et a choisi de vivre comme un bénédictin, loin du monde médiatique, dans l’enceinte du monastère Mater Ecclesiae, à l’intérieur du Vatican.
A l’inverse, le cardinal Bergolio, archevêque de Buenos Aires, est loin d’être seul. Il jouit d’une grande popularité, notamment auprès des plus humbles.
S’il n’a pas de sobriquet qui le rende impopulaire, il est encore hanté par le souvenir de la dictature militaire des années 70 en Argentine. Son positionnement l’a amené à faire des choix discutables, afin de protéger les prêtres. Sa gouvernance de l’ordre des Jésuites est contestée. Certains lui reprochent encore ses accommodements avec le pouvoir en place, d’autant que le film montre bien que parfois cela n’a malheureusement pas eu les effets escomptés.
Fan des Beatles, sifflant des airs du groupe Abba, aimant le football, il apparait d’entrée plus en phase avec notre époque. Il prône une reconstruction de l’Église, propose de discuter des questions sensibles du mariage des prêtres ou du sacrement accordé aux homosexuels. Il veut replacer l’Église dans sa mission humanitaire d’aide et de soutien au plus faibles et aux plus démunis.
Leurs traits de différence est parfois montré sous un ton humoristique assez bien dosé et savoureux. L’exemple le plus marquant est peut-être leur rapport à la musique : en homme cultivé, Benoit joue du piano des airs classiques qu’il fait écouter à François, tandis que ce dernier, fidèle à ses racines sud-américaines, lui parle salsa.
Les deux hommes ont donc vécue une vie difficile, et le film montre bien qu’on ne devient pas Souverain Pontife si facilement. Les dialogues savoureux nous permettent de suivre leur confrontation idéologique, et j’avoue que leurs débats est restitué de façon passionnante. Bien sûr, il sera facile de reprocher que les délicates questions des prêtres pédophiles n’est abordée que superficiellement, mais je pense que le sujet du film n’est de toute manière pas là. Personnellement, je reste persuadé, cependant, que l’ampleur que représente les tentatives de résolution de ces douloureux problèmes a contribué à la prise de décision de Benoit XVI.
En nous montrant deux hommes blessés, Les deux Papes nous propose aussi une formidable leçon de rapprochement en direction de son prochain. Le film nous montre le chemin : chacun tente de soulager l’autre du poids de son passé. Chacun se confessera à l’autre, ce qui libèrera un peu sa conscience et tissera la trame de leur rapprochement. Benoît XVI tente de convaincre le cardinal Bergoglio d’accepter l’absolution et le travail d’expiation, tandis que le cardinal argentin donne à l’évêque de Rome la possibilité d’une ouverture au monde.
Cette dernière étape de leur échange, le rapprochement, est donc aussi adressé à chacun d’entre nous. En effet, en apprenant à se connaitre mutuellement, les deux hommes se sont également rapprochés de nous, les spectateurs : ils sont devenus plus humains.
Conclusion
En proposant un film qui parle de Foi et d’Histoire, Meirelles réussit l’exploit de nous offrir un film réellement passionnant d’un bout à l’autre. Il dresse de façon admirable le portrait de deux hommes blessés par la vie, pour qui le fait d’accéder aux plus hautes fonctions est vécue d’avantage comme un fardeau que comme un cadeau, sous un jour résolument optimiste. En effet, l’esprit général qui se dégage du film est une ode à la vie. Le rapprochement des deux hommes, qui, nous l’avons dit, s’est également opéré en direction des spectateurs, est matinée d’affection réciproque, de respect et même d’une certaine forme de tendresse.
Les Deux Papes propose également une double leçon : historique et cinématographique. Historique, car le film a le mérite d’analyser un moment de l’histoire de l’église assez particulier et finalement sous-estimé sous un angle autant spirituel que psychologique tout en parvenant dans le même temps à nous le rendre passionnant. Cinématographique, car le réalisateur argentin fait preuve d’une maitrise technique exceptionnelle, de par son sens du récit, son approche technique très réaliste et son montage qui génère un film sans aucun temps mort, passionnant de bout en bout. Il réussit à incorporer du suspense et de la nervosité dans son montage, dans ce qui n’est à l’origine, rappelons-le, qu’une suite de conversations passionnantes.
Cet antagonisme entre la forme et le fond rend cette œuvre vraiment atypique, que je me suis personnellement approprié comme une leçon de cinéma.
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