Shakespeare

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Lorsque, il y a quelque temps, j'ai écrit l'article sur Trickerion, je me suis presque aussitôt senti obligé d'ajouter " c'est un jeu inventé pour moi".C'était comme une évidence : il réunissait ma vie de magicien avec ma passion du jeu. C'est, depuis, un article très consulté. Aujourd'hui, une espèce de besoin de cohérence fait que j'éprouve presque le même sentiment au sujet de Shakespeare. Lors de mes études théâtrales, j'ai eu l'opportunité de faire un cours de presque deux heures dont le thème était "Théâtralité et Jeux de société". Comme à mon habitude, je suis parvenu à mixer ingénieusement deux de mes grandes passions. A cette époque, j'étais assez fier de prétendre à une quasi-exhaustivité sur le sujet. Pour i'occasion, j'ai même amené une grosse valise de laquelle je faisais surgir tous mes exemplaires personnels qui m'ont permis de mieux illustrer mon propos. Et c'est vrai que je m'enorgueillis souvent à l'évocation de mon répertoire. De la même façon, lorsque je donnais des cours de théâtre, notamment auprès des enfants et des adolescents, j'éprouvais un plaisir non dissimulé à leur proposer une séance spéciale avant les vacances autour de l'un où de l'autre de mes jeux fétiches. Ces doux souvenirs me servent à introduire le fait que j'ai été très emballé lors de la sortie de ShakespeareUne raison bien particulière le rend unique à mes yeux : pour la première fois, la thématique théâtrale est abordée sous l'angle d'un jeu de gestion, et non, comme on aurait pu s'y attendre, sous l'angle d'un pur jeu d'animation. En effet, aucun prérequis, aucune pratique, aucun engagement physique des joueurs n'est ici exigé.C'est même le contraire, puisque très paradoxalement, les joueurs d'Agricola ou de Puerto Rico, pour ne citer que les exemples les plus connus, se retrouvent, eux, en terrain bien connu. Et cela tombe plutôt bien, puisque le joueur théâtreux que je suis développe une inclination toujours plus grandissante autant qu'une fascination débordante justement pour ces types de jeux.dit "de gestion". Comme TrickerionShakespeare est donc aussi fait pour moi, et je me dois ici de tenter d' en expliquer les raisons, afin de mieux en détacher les caractéristiques qui tendent à le rendre unique à mes yeux.

I. Des tréteaux de cubes en bois.

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Le pitch de Shakespeare est le suivant : nous sommes plongés au XVIIème siècle, à une période où les différents théâtres de Londres sont en pleine expansion. Dans l'espace d'une semaine, sa majesté la Reine assistera à leurs nouveaux spectacles et accordera son soutien à la troupe qui saura le mieux lui plaire par la qualité de sa représentation. C'est donc 6 petites journées qu'il faudra le mieux mettre à profit pour les joueurs qui endossent à la fois le rôle de chef de troupe et de metteur en scène. Il faut monter la pièce la plus grandiose possible, recruter des acteurs et des artisans talentueux, monter de beaux décors, confectionner des costumes soignés. Il faut ensuite veiller à diriger les différentes répétitions, dont certaines seront plus importantes, comme la Couturière, qui se déroule en costumes, pour arriver jusqu'à la Générale, réalisée en condition réelle. À la fin des 6 jours, la reine Elisabeth I vient assister en personne à la représentation et désigne alors le joueur qui a monté la pièce la plus prestigieuse en tant que vainqueur de la partie. Le metteur en scène voit sa troupe devenir "Troupe officielle de la Reine".

Selon moi, un bon jeu de gestion ne se juge pas seulement à la seule qualité de ses mécanismes, mais aussi à son pouvoir d'immersion par rapport au thème qui l'enveloppe. Mes choix, mes préférences ont toujours tenu extrêmement compte de cet aspect. On voit trop souvent, en effet, de bons jeux aux mécaniques si subtiles et raffinées qu'elles en deviennent abstraites. Le thème apparait alors artificiellement plaqué, collé arbitrairement et son univers apparait alors substituable par tout autre. Je pourrais facilement multiplier les exemples. Je sais pertinemment que ce genre de critiques a pu être émise pour ce jeu, mais je pense néanmoins que l'ingéniosité des mécanisme ne nuit en rien à son pouvoir immersif, pour peu, bien sur, que l'on y soit sensible. J'ajoute même que certains aspects du jeu mettent en exergue certaines particularités du monde théâtral. Dans Shakespeare, même s'il n'est fait aucunement mention de l'illustre maître du théâtre anglophone, l'immersion est pour moi totale. Certes, on pourrait visuellement penser le contraire en ce qui concerne la construction des décors qui vont servir aux pièces, et je reconnais que l'esthétique de ce point se démarque d'avec les autres aspects. On retrouve cet aspect d'esthétique abstraite dans la mécanique d'enchainement des numéros sur scène dans Trickerion. Mais en réalité, il est facile de composer avec puisque cela oblige le metteur en scène à penser en terme de symétrie, ce qui, avouons le, n'est pas totalement étranger à l'esthétisme d'un spectacle.

Le metteur en scène devra également veiller à ce que les 3 actes qui composent sa pièce soient bien construit et relativement équilibrés. Comme dans la réalité, il devra gérer sa troupe pour conserver une ambiance qui demeure agréable, faire répéter ses acteurs et, au final, les payer. Ce dernier aspect vient ajouter selon moi un côté réaliste au jeu : en effet, comme dans la réalité, les artistes, qu'ils soient comédiens ou techniciens, ne sont payés qu'à l'issue de leur représentation, et pas lors de leurs temps de répétition. Comme je suis honnête, j'avoute ici un bémol puisque le succès de la pièce ne concourt pas ici à influencer les sommes collectées, comme cela peut être le cas dans la réalité. Par contre, les sensations en terme de jeu sont assez intéressantes, puisqu'on ne se soucie pas trop de la question financière en cours de partie. Pourtant, à la fin du jeu, un défaut de paiement éventuel équivaudra à la perte de 2 Points de Prestige par acteur non rémunéré. Il faut donc demeurer extrêmement vigilant sur ce point. De la même façon, il faut tenir compte des réactions du public. Dans la salle, en effet, son humeur produit certains effets qui sont appliqués en fin de manche, sous forme de bonus ou de malus.

Enfin, un autre élément vient renforcer selon moi l'aspect réaliste du jeu : les figurants. Ceux-ci peuvent travailler de façon bénévole. Même si le bénévolat n'est aujourd'hui plus trop de mise dans le monde artistique, ce n'est pas pour autant que leur rôle doit être négligé à cette époque, puisqu'ils apportent au final des bonus et des points cruciaux pour la réussite de la pièce.

 

II. Les coulisses - Backstage.

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Comme je l'ai dit, un des points forts du jeu consiste est sans conteste une certaine reproduction des phases de la conception d'un spectacle. Celles-ci sont assez bien respectées et l'astucieux système de jeu permet de constamment se poser la question de la meilleure action de gestion possible : engager tel ou tel acteur, tel ou tel technicien, monter son décor, habiller ses acteurs ou bien progresser dans chacun des trois actes que comporte une pièce. Le coeur du jeu consiste plus précisamment en la gestion de ses personnages, qu'il va falloir mettre au repos après qu'ils aient bien travaillé la veille. C'est un aspect qui me parle, et qui est bien connu : un artiste se couche tard et doit se reposer le lendemain.

Malgré tout ça, un aspect avait été laissé de côté, qui est très astucieusement rattrapé par une extension : les coulisses.

A l'image de Trickerion et de sa petite extension, Shakespeare propose donc également une extension unique sous la forme d'un petit deck de 50 cartes: Backstage. Ce n'est rien de moins que la prise en compte des coulisses, un élément important dans le monde du théâtre dans lequel il se passe parfois des choses bien plus passionnantes encore que sur la scène, qui vient enrichir et completer de manière presque indispensable le jeu de base. Elle le complète, car elle vient ajouter de nouveaux personnages, et elle l'enrichit, car elle ajoute l'espace des coulisses à l'organisation du spectacle. Selon moi, la grande trouvaille de ses mécanismes consiste à exploiter une sorte de faille, un point mort qui constitue une espèce de vide laissé par une action en début de tour. En effet, sans rentrer dans les détails, chaque joueur décide en début de tour quels sont les actions, sous la forme de jetons, a effectuer. Cette phase d'enchère originale a comme conséquence directe de perdre les jetons inutilisés. Avec l'ajout des coulisses, ce sont justement ces jetons qui ne servaient donc plus, qui sont recrutés afin d'essayer de profiter de bonus tels que : pouvoir ajouter des costumes à ses acteurs ou des parties de décors à sa scène, pouvoir choisir un personnage, gagner des points de différentes manières ou encore gagner de l'argent. Plus fort encore, les coulisses permettent de corriger, à mon sens, ce qui aurait pu devenir une dérive du jeu en poussant certains joueurs à miser un nombre important de ces jetons en début de tour. Ici, au contraire, il faut penser dès le début à la répartition de ces jetons, entres actions principales et actions en coulisses. En ce sens, l'ajout des coulisses contribue, si toutefois besoin était, à un équilibre général du système de jeu.

Les choix deviennent ainsi cornéliens, car les possibilités offertes par les coulisses font encore plus réfléchir. Elle vient ajouter bon nombre de possibilités et autres bonus singuliers, comme par exemple : construire ses décors personnels sur la scène, ou bien en construire un qui avait été précédemment défaussé, embaucher un acteur, dont certains sont assez puissants, lui acheter un chapeau, afin de le rendre le plus beau possible et, par là même, obtenir des points en plus. Enfin, les coulisses enrichissent le jeu en proposant 4 nouveaux objectifs. Parmi les personnages indispensables que je m'attendais à rencontrer en coulisse, j'ai personnellement pris beaucoup de plaisir à retrouver la nécessaire doublure ou bien encore l'indispensable souffleur.

Un exemple de la beauté du jeu : le Roi Lear
Un exemple de la beauté du jeu : le Roi Lear

III. To be or not to be

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Evidemment, Shakespeare n'est pas exempt de critiques. Certaines traitent de l'inacceptable équation entre thème et mécanique. J'ai personnellement évacué plus tôt cet argument, et j'en veux pour preuve la comparaison avec Fouberies sorti à la même période. Fourberies est un bon jeu à la thématique théâtrale, doté qui plus est d'une agréable et ingénieuse petite scène de théâtre en 3D sur tréteau. Je reconnais que j'ai eu beaucoup de plaisir à manipuler cette petite scène sur laquelle évoluent nos comédiens lors du Festival de Jeux de Toulouse. Pourtant, le mélange avec les animaux des Fables de La Fontaine et la mécanique de cartes font que je n'ai pas ressenti autant l'ambiance théâtrale que sur Shakespeare. Je pense aussi que l'absence de système d'animation n'est pas étranger à la récurrence de ce type de critique. Fourberies et Shakespeare constituent en ce sens des expériences singulières car, en effet, d'un point de vue objectif, les deux jeux souffrent d'un certain manque d'interaction. Pour Shakespeare, à l'extreme, il est même possible d'y jouer seul. Cependant, je pense qu'il faut voir les choses sous un autre angle : puisque les joueurs montent et régissent leurs troupes de façon individuelle, ils le font dans une ambiance de totale concurrence. En conséquence de quoi, l'interaction principale consiste surtout à parvenir à recruter un comédien ou encore à réaliser un élément de décor avant les autres.

A l'instar de la célèbre réplique de Hamlet "To be or not to be", Shakespeare fonctionne sur un système de choix, et donc obligatoirement, de frustrations. A chaque tour, en tant que metteur en scène et directeur de troupe, il faudra choisir si l'on doit engager un nouveau comédien, un artisan, ou bien si on doit faire en sorte que l'un d'eux réalise une action. Et si l'on choisit d'engager quelqu'un, il faudra encore se décider sur le meilleur choix. De la même façon, il faudra choisir entre acquérir des décors ou confectionner des costumes. Il faudra aussi conjuguer tout ça avec les nécessaires répétitions des comédiens. Et il faudra faire le tout en gérant le fait que vos adversaires peuvent vous devancer en recrutant avant vous le personnage que vous convoitiez. C'est ce système de choix assez cornéliens qui génére un sentiment bien connu de frustration qui fait tout le sel de ce genre de jeux.

Il est obligatoire de finir ce trop rapide tour d'horizon en soulignant l'extraordinaire travail d'édition du jeu. Les illustrations, à commencer par celles de la boite, sont de véritables tableaux. Les illustrateurs du jeu, Arnaud Demaegd et Nériac, fournissent d'ailleurs avec chaque exemplaire un très agréable "Art Book", véritable petite compilation d'oeuvres artistiques qui sont reprises dans les différentes cartes du jeu. Pour le spécialiste éclairé, c'est tous les personnages célèbres des pièces de Shakespeare qui sont représentés : Hamlet, le Roi Lear ou encore Juliette.

 

Un "Art Book" est fourni avec le jeu, pour le régal des yeux.
Un "Art Book" est fourni avec le jeu, pour le régal des yeux.

Conclusion

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Le principal atout du jeu réside dans une esthétique vraiment très réussie, qui est un régal constant pour les yeux. Ensuite, on ne peut qu'être séduit par l'application réussie d'une mécanique originale sur un thème qui me tient tellement à coeur. Comme souvent dans la réalité, un bon spectacle n'est réussi que lorsqu'il y a une échéance au bout. Ici, l'échéance est représenté par la visite de la reine Elisabeth I au bout de 6 jours, ce qui induit que le temps de jeu est limité par le temps de l'action. Cependant, il ne faut pas oublier que la première représentation, la Couturière, se tiendra dans 4 jours seulement. Comme il faut s'occuper de tout à la fois, le plaisir du jeu réside dans la gestion des priorités à accorder : faut-il privilégier les répétitions, ou bien travailler plus sur les costumes et les décors, ou encore gérer les artisans, l'ambiance de la troupe et l'humeur de la salle, tout en gardant à l'esprit qu'il faudra payer les acteurs à la fin et que l'on peut aussi demander de l'aide à la reine. Ce jeu m'enthousiasme réellement et, comme pour Trickerion, je ne peux résister ici à le partager. Comme je le disais naguère, mon objectif n'est pas de rentrer dans le détail des règles, qui sont suffisaient bien analysés ailleurs. En 2016, je déclarais Trickerion fait pour moi, et aujourd'hui, je redis la même chose sur Shakespeare et en profite pour tenir la promesse faite alors d'en parler ici. Depuis, Trickerion est ici un des articles les plus consultés, je ne peux que souhaiter qu'il en soit de même pour Shakespeare, et que mon humble avis puisse concourir à le faire mieux découvrir. En attendant de sortir à nouveau mon bel exemplaire, je ne peux que vous souhaiter de bonnes partie car...."La Vie est un Jeu "

 

Shakespeare occupe une place de choix dans ma grande collection.
Shakespeare occupe une place de choix dans ma grande collection.
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