El Camino

Posté dans : Cinéma, Série Télévisée 1

El Camino, c’est avant tout pour moi la représentation parfaite d’une problématique artistique relativement bien connue : celle qui consiste à savoir terminer une œuvre, fut-elle un chef d’œuvre. Les exemples dans les autres domaines artistiques, et notamment en peinture, ne manquent pas : des artistes qui sont revenus compléter une œuvre originale, parfois plusieurs années après, rajoutant des détails, et qui sont même parvenus parfois à modifier sensiblement leur signification originelle. Dans le domaine du cinéma, on pense évidemment à Georges Lucas, qui a retravaillé sa trilogie vingt ans après, allant jusqu’à retoucher sa pellicule, rajoutant des détails au sein des images originelles, modifiant à plusieurs reprises le montage de certaines scènes et incorporant de nouvelles séquences.

El Camino, c’est ensuite la crainte d’une suite intempestive, bassement guidée par une logique commerciale, qui viendrait dénaturer l’œuvre originale, et qui de fait, s’avèrerait profondément décevante.

El  Camino, c’est enfin et surtout la joie non dissimulée de se replonger dans un univers que j’adore, la promesse de retrouver des personnages auxquels je me suis profondément attaché, l’espoir de prolonger un plaisir qui tend vers une forme de nostalgie bienheureuse. 

Aaron Paul – Jesse Pinkman

I Le Plaisir coupable de la nostalgie

Brian Cranston (Walt), Aaron Paul (Jesse) et Vince Gilligan

Avant toute chose, il convient d’examiner le titre,  El Camino, puisqu’il recèle une double entrée :

  1. En espagnol, il est possible de le traduire par « Le Chemin ». Il fait bien sur référence au chemin de vie choisi par Jesse, et renvoie en cela à la discussion avec Walter dans le flash-back les montrant tout deux à la cafeteria. Jesse se situe dans ce film à la croisée de deux chemins : celui qu’il a pris dans la série et celui qu’il devra se construire pour son avenir.
  2. C’est ensuite le nom de la Chevrolet de Todd que Jesse conduit au début du film, et qui l’emporte loin de ses ravisseurs, loin de son calvaire. Les bandes rouges et noires se retrouvent dans le générique, et plus généralement dans la signalétique du film, en opposition avec la couleur verte de Breaking Bad. On revoit d’ailleurs la Chevrolet conduite par Tod dans un flash-back, dans lequel Jesse est dans le coffre. Dans chacun de ces deux exemples, c’est celui qui conduit « El Camino », la Chevrolet, qui choisit « El Camino », le chemin à entreprendre. 
Todd au volant d’El Camino

Disons-le d’entrée, voir El Camino sans avoir dégusté l’intégralité de Breaking Bad au préalable peut se révéler difficile, et perd évidement tout son intérêt. A l’inverse, savourer El Camino après avoir regardé l’intégrale des cinq saisons de la série est une expérience jouissive, qui s’apparente à ce que j’ai coutume d’appeler un « plaisir coupable ». Pourtant, c’est justement cet aspect jubilatoire qui faisait craindre une œuvre dispensable, mal venue et qui ne s’apparenterait au final qu’à ce qu’il est convenu d’appeler actuellement du « fan service ». Si Breaking Bad est aussi puissant, c’est qu’il est construit avec une logique toute cinématographique, avec un début, un développement et une fin. Cette dernière propose une conclusion magnifique à la trajectoire de Walter White, mais laissait finalement grandes ouvertes toutes les perspectives d’avenir de Jesse Pinkman. Tout le pitch d’El Camino tient dans cette brèche laissée béante : qu’est-il arrivé à Jesse après que Walter l’ai libéré du gang qui le détenait ?

Le film débute en effet avec la dernière image de la saison 5 de la série. A la vue du résultat, si l’aspect fan service est évidement présent et assumé à travers quelques scènes jouissives dont nous allons parler, force est de constater que Vince Gilligan est toujours certainement un des scénariste qui sait le mieux approfondir la psychologie de ses personnages. Il prouve à travers ce film qu’il est un auteur complet : scénariste et réalisateur. Il parvient à retrouver et à restituer tout ce qui faisait l’esprit et l’univers de Breaking Bad, en terme d’énergie, de photographie, de cadrages, de jeux des comédiens, de musique. 

Jesse à la fin de la série, mais aussi au début d’El Camino

Mais ce sont, évidemment, les scènes qui permettent de retrouver les personnages emblématiques de la série culte qui confortent le plus cet aspect fan-service : le plaisir est évident de retrouver Mike, Todd, Badger, Skinny Pitt, Julie et surtout et par-dessus tous les autres, Walter White.

Cet aspect fan service, dont beaucoup ont parlé pour le déplorer, est à mon avis inapproprié tant chacune des séquence mettant en scène un de ces personnages est justifiée, utile, explicative : celle avec Mike implante l’idée que Jesse peut recommencer une nouvelle vie en Alaska, même si cela n’effacera jamais les actes de son passé. Le flash-back avec Jane à la fin du film évoque cette notion de destinée, à travers leur discussion sur le sens de la vie, où il faut prendre des décisions pour soi et non pas laisser le destin décider à la place.

 Comme beaucoup, évidemment, je me demandais si le héros de Breaking Bad serait présent. Après tout, que serait un film estampillé Breaking Bad sans Walter White ? A la fin de l’article que je lui ai consacré, je le clame haut et fort : Walter White me manque. Et si j’adore cette série, c’est aussi pour l’interprétation exceptionnelle de Brian Cranstom. J’avoue faire partie de ceux ayant seulement présumé sa mort à la vue de cette dernière image de lui à la fin de la dernière saison. Il aurait alors pu être possible, voire tentant, de le ressusciter en quelque sorte pour l’occasion de ce film.  Dans une séquence qu’il place très tôt dès le début, Vince Gilligan vient pourtant couper court à toute interrogation sur la pertinence de son final : oui, Eisenberg est bel et bien mort car Jesse entends, par le biais d’un communiqué d’information à la radio la confirmation du décès de Walter White, présenté comme un célèbre baron de la drogue. C’est donc au moyen d’un flash-back touchant tourné pour l’occasion que nous avons le plaisir de revoir Walter aux côtés de Jesse. Dans cette séquence, située chronologiquement durant la saison 1 de la série, Walt et Jesse ont une conversation sur leur avenir en mangeant dans un petit restaurant. Au cours d’un échange paradoxal dans lequel Walt encourage Jesse à entreprendre des études, il lui avoue néanmoins dans un même temps que celui-ci n’a pas attendu comme lui pour découvrir ce qu’était la « vraie vie ». La séquence permet a elle seule de résumer toute l’ambiguïté du personnage de Walt. En cela, ce dernier anticipe son émouvante confession auprès de sa femme dans la saison 5. Cet aspect ambigu autant qu’annonciateur est éclipsé par le plaisir du spectateur de retrouver le duo dans ce qui restera peut-être leur meilleure période. 

Le grand plaisir de retrouver Walter White

II Un film Breaking Bad

Jesse et Mike

Tourné dans le plus grand secret, cinq ans après la fin de la série, le film nous parvient avec deux particularités saisissantes  : tout d’abord, une mention portant le sous-titre « Un film Breaking Bad » et ensuite une bande annonce aussi mystérieuse qu’originale. Concernant la fameuse mention, elle laisse entrevoir une série de plusieurs films dérivés de l’œuvre originale. Certes, bon nombre de personnages mériteraient de connaitre un prolongement jouissif de leur narration, mais personnellement, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une bonne idée, car cela finirait à la longue par altérer plus ou moins la série. En revanche, j’ai personnellement adoré la bande annonce qui permet de savourer une séquence qui ne figure pas dans le film, tout en suscitant une énorme curiosité envers celui-ci : l’interrogatoire de Skinny Pitt par les forces de police. En cela, l’exercice redonne avec merveille à la bande annonce ses lettres de noblesses en lui restaurant sa fonction première : savoir susciter l’étonnement, l’envie, sans pour autant jamais déflorer aucune image ni aucune trame de l’histoire en elle-même. Certains grands réalisateurs, comme mon maître Alfred Hitchckock maitrisaient cet exercice à merveille, en ne donnant à voir aucune image de leurs long métrage. Gilligan a donc tourné cette scène d’interrogatoire uniquement pour les besoins de cette bande annonce. 

On peut véritablement s’attarder ici sur ce que l’on peut appeler le style Gilligan. Le rythme général du film surprend : il apparait en effet plus lent que celui de la série et s’apparente même parfois à une forme d’art contemplative. Cependant, il s’agit d’un procédé bien connu qui permet de faire surgir les scènes violentes avec beaucoup plus d’intensité et d’efficacité. Ce rythme permet aussi d’étirer certaines scènes, et en cela Gilligan réussit un véritable tour de force, assez improbable quand on y pense : parvenir à créer du suspense alors que l’on devine ou même que l’on sait forcément l’issue de la scène. Je pense évidemment au flash-back entre Jesse et Tod lorsqu’ils se retrouvent dans le désert. Jesse réussit à s’emparer de l’arme de Tod. Tout indique qu’il a désormais le moyen de s’évader, et de se venger de son tortionnaire. Pourtant, en tant que spectateur, nous connaissons forcément l’issue de l’histoire, et nous savons donc à l’avance qu’il n’en fera rien. Malgré cela, ce rythme lent si particulier, et l’interprétation assez extraordinaire des deux comédiens, produisent suffisamment de tension dans cette scène pour que le suspense soit perceptible et crédible. Au-delà de cet aspect formel, cette scène permet à gilligan d’expliciter d’autres éléments. 

En effet, elle présente à mon avis plusieurs degrés de lecture. Le premier consiste à venir interroger la réaction de Jesse, ou plutôt son absence de réaction, qui permet à Tod de reprendre facilement le dessus. Cela vient souligner le fait que Jesse n’est plus que l’ombre de lui-même, il est véritablement brisé psychologiquement par les conditions de sa détention. Le second niveau de lecture consiste à voir cette séquence comme une illustration de l’idée que Jesse ne maitrise pas son chemin de vie, son camino. Il finit d’ailleurs dans le coffre de la voiture laissant Tod prendre symboliquement le volant : c’est désormais ce dernier qui est au commande du chemin de vie de Jesse, qui, enfermé dans le coffre, est impuissant. Cette attitude de renonciation et d’impuissance, Jesse la manifestera face aux deux faux policiers auxquels il finit par se rendre dans l’appartement de Tod. Il abandonne et baisse les bras.

Ce traumatisme latent, cette facette de la psychologie de Jesse trouve son explication  notamment par un flash back assez violent : Jesse est enchainé à un rail dont ses ravisseurs le poussent à essayer de s’extirper. Ce mode de torture vient ajouter à la dimension symbolique : le rail est celui de la vie dont on ne peut pas réussir à s’échapper.

Tod est le personnage le plus présent dans les flash-back du film. Personnellement, je dois bien avouer que la transformation physique de Jesse Plemons, qui semble avoir pris plusieurs kilos m’a gêné au début, en me faisant un peu malgré moi sortir de l’histoire. Cela nous rappelle que cinq ans ont passé depuis la fin de la série. Fort heureusement, cette impression tend à disparaitre à la longue devant la force du récit. Enfin, le film vient apporter une autre dimension à la mort de Tod dans la série : on découvre en effet que Jesse l’étrangle de la même manière dont il étrangle lui-même sa femme de chambre dans son appartement. 

Todd, magnifiquement interprété par Jesse Plemons

III. Une narration maitrisée

Jesse retrouve les inséparables Skinny Pete et Badger

Ce qui surprends le plus et ce que l’on retiendra dans El Camino est certainement son aboutissement. Au cours du final de Breaking Bad, Walter White a parcouru un chemin dont on pouvait deviner que l’issue serait bien noire. Il finit donc seul, agonisant dans une nuit noire. Au contraire, l’itinéraire de Jesse dans El Camino consiste plutôt à partir de la nuit, associée au calvaire de sa détention, pour arriver sur le chemin de la liberté, associé à un paysage quasi-immaculé. Il finit également seul, mais il fait grand jour et le décor est absolument tout blanc. Pour la première fois depuis longtemps, Jesse laisse percevoir un sourire apaisé sur son visage. Son avenir s’annonce plus serein. En choisissant une fin qui soit meilleure pour son personnage, Gillighan parvient une nouvelle fois à nous surprendre. 

Aaron Paul est très impliqué et tient véritablement le film sur ses épaules. Il parvient à rivaliser avec Brian Cramston sur le plan de l’incarnation de son personnage : son interprétation est terriblement attachante et émouvante. Comme il a toujours été dans l’ombre de Walt, on a surement sous-estimé l’évolution de Jesse Pinkman. 

Si le film nous prouve une nouvelle fois, si besoin était, nous l’avons dit, que Gilligan est un scénariste exceptionnel, il nous montre également qu’il est un réalisateur qui mérite toute notre attention. Les cadrages son vraiment tous extrêmement bien travaillés et j’ai particulièrement apprécié les nombreux effets de travail sur la profondeur de champ. J’ai également retrouvé des idées de mise en scène qui m’avaient enthousiasmé dans la série : l’idée de plans en plongée directe, avec la caméra au plafond est ici sublimée dans la séquence de la fouille de l’appartement de Tod. On distingue la disposition de l’ensemble des pièces et le time lapse vient souligner à merveille la détermination et la frénésie que met Jesse dans cette fouille. En se renversant, c’est-à-dire en se retournant sur elle-même, la caméra vient épouser malicieusement l’action de Jesse qui met littéralement sens dessus dessous tout l’appartement. Il y a aussi la reprise de l’image de Jesse qui laisse venir un scarabée sur sa main, dont j’avais déjà parlé dans l’article sur la série. La dimension psychologique du personnage est ici renforcée par une séquence du même type, durant laquelle Jesse donne à manger à l’araignée de Tod dans l’appartement qu’il est venu fouiller. 

Aaron Paul est extraordinaire en Jesse Pinkman

Enfin, ce rythme si particulier dont j’ai parlé plus haut, cette maitrise d’une lenteur sophistiqué touchant au contemplatif, Guilligan la met à profit à travers deux séquences extraordinaires : 

  1. Les séquences entre Jesse et le passeur sont une démonstration de la rythmique cinématographique de Gilligan. Cette notion de lenteur n’exclut pas l’émergence d’une tension palpable dans ce que la séquence a à nous dire. Pour Jesse, cette discussion qui pourrait n’être qu’une formalité se révèle être une épreuve supplémentaire. Rappelons au passage que Robert Foster, qui excelle dans ce rôle du passeur est décédé le jour même de la sortie du film « El Camino ».
  2. L’autre séquence n’est pas sans évoquer les montages de certains westerns. Jesse doit absolument récupérer 1000 dollars auprès de la bande qui a finalement empoché l’argent de Tod. En son temps, Sergio Léone a complètement démontré avec le brio qu’on lui connait l’efficacité de cette rythmique lente dans les duels qu’il orchestrait. Guilligan ne fait pas autre chose ici, en donnant à voir leur entrevue décisive à la manière d’un véritable duel de western entre Jesse et les membres du gang : rapide, violent, décisif. 
Robert Foster campe l’inoubliable personnage du Passeur

Conclusion

Skinny Pete dans la scène de l’interrogatoire de la bande annonce

Si certains ont pu contester l’intérêt et la pertinence du film, pour moi cependant, il est pourtant évident. Le final de Breaking Bad nous avait laissé avec cette image de Jesse hurlant dans la voiture alors qu’il défonçait le portail menant à une liberté retrouvée et inespérée. Cela suffisait à clore la narration de son personnage. En l’explicitant cinq ans après, El Camino ne modifie en rien cette destinée finale, mais il explicite le chemin-camino que Jesse devra encore entreprendre pour en profiter. Nous l’avons vu plus haut, c’est en creux cette notion de destinée, de choix de vie, de prise en main de son destin et d’acceptation de la vie dont le film nous parle. Breaking Bad, au final, ne nous dispensait pas d’autre morale. 

 Le film s’apparente à un épisode XXL de la série, et sa réussite consiste à en reprendre la thématique générale, mais en l’extrapolant à travers le destin de Jesse Pinkman. Comme je l’ai expliqué dans l’article qui lui est consacré, Gilligan ne veut laisser aucune porte ouverte et entreprend donc de fermer consciencieusement l’ensemble des arcs narratifs de chacun de ses personnages.

 A travers le destin de Walter White, le message est clair : il faut parvenir à prendre en main sa vie et assumer ses choix. La flash-back qui nous fait retrouver Walter et Jesse est particulièrement explicite à ce sujet, puisqu’à l’inverse de lui, Jesse n’a pas attendu la fin de sa vie pour accomplir quelque chose d’excitant. Comme je l’ai dit plus haut, cela évoque irrésistiblement la confession qu’il fait à Skyler à la fin de la série. Le fait que Walt regrette énormément des pans de sa vie et qu’il trouve enfin son accomplissement dans un univers que la bienséance interdise me touche personnellement d’une façon particulière. et intime. Le film reprend donc ainsi la même leçon de vie, mais l’exprime cette fois à travers le personnage de Jesse : il faut se battre, parfois y compris contre soi-même, souffrir et endurer milles épreuves pour parvenir à décider de sa propre vie.

Le final du film est aussi émouvant qu’a pu l’être celui de la série. En tant que spectateur, nous venons dire un adieu définitif et émouvant à Jesse, au moyen d’une image miroir de celle venant clore la série. Si, comme je le dit souvent, Walter me manque, je sais que Jesse me manque désormais lui aussi.

Nous disons au revoir à Jesse, qui se dirige vers un avenir plus lumineux
La bande annonce exceptionnelle, mettant en scène Skinny Pete

Commentaires
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  1. Anonyme
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    super interessant . Tu évoques des points de vue sur ce film auxquels je n’aurais pas pensé mais aussi des détails que je n’avais pas remarqué. Je suis un grand administrateur de Gilligan ( de X-Files, Breaking Bad à Better Call Saul). Bravo Yannick !

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