Un film de Terrence Malik est toujours une expérience à nulle autre pareille. Sonore. Visuelle. Sensorielle. Il fait assurément partie de ces réalisateurs dont le style et les audaces formelles rappellent que le cinéma est avant tout un Art, et qu’à ce titre les œuvres, parfois complexes ou qui peuvent du moins paraitre de prime abord difficiles d’accès, s’adressent avant tout à la sensibilité profonde de ses spectateurs.
C’est la raison pour laquelle il est bon de se plonger régulièrement dans les œuvres complexes, parfois expérimentales de cinéastes tels que David Lynch, Michael Haneke, Asghar Farhadi, Nicolas Winding Refn, Gus van Sant, Alejandro Gonzalez Inarritu, et bien sûr, Stanley Kubrick, a qui Malik est souvent comparé. Il y a cependant bien plus qu’un style propre, mais une volonté de s’exprimer différemment chez Malik qui force le plaisir des sens. Certes, comme tous les réalisateurs que je viens de citer, et tous les autres que j’oublie surement, il ne plait pas à tout le monde. Son cinéma est avant tout clivant : il est en effet possible de s’extasier devant Malik en le qualifiant de génie comme il est également possible de s’ennuyer profondément devant ses œuvres et de le considérer comme un imposteur. Personnellement, je pense et je conseille régulièrement à ceux qui visionnent un de ses films de s’abandonner au préalable à leur beauté formelle avant de tenter de ressentir la pertinence de leur contenu.
J’ai choisi d’aborder ici « Knight of Cups » parce je pense que ce film est, peut-être plus que tout autre au moment où j’écris ces lignes, l’aboutissement d’une démarche personnelle et expérimentale qui a débuté à partir du mondialement connu « Tree of Life » et qui se sera étendu au final sur quatre films.
I. Une déstructuration de la narration et un rapport au temps unique.
Terrence Malik a le mérite d’oser proposer une nouvelle forme de cinéma, que ce soit en suggérant une forme de déstructuration de la narration, mais aussi en déclinant une esthétique formelle déjà présente chez lui dans ses précédents films, qu’il pousse ici à l’extrême. Il est le 3ème film d’une quadrilogie qui semble pour beaucoup incomprise, pompeuse, fastidieuse.
« Tree of life » en 2011, fut pour beaucoup, moi y compris, le film choc de la révélation. La critique ne s’y est pas trompée puisque le film reçut la prestigieuse Palme d’Or à Cannes, mais aussi fut couronné par l’Oscar du meilleur film.
« A la Merveille » en 2012, en reprenant la même forme stylistique, commence à diviser les critiques à la Mostra de Venise. Malik y aborde pourtant encore une thématique récurrente, la quête du bonheur, à travers les péripéties d’une relation amoureuse.
« Knigh of Cups » en 2015 pousse encore plus loin les ambitions technique du réalisateur, et s’affirme comme le schéma type de l’écriture malikienne, telle que nous allons l’aborder ici par la suite.
« Song to Song » en 2017 propose une sorte de conclusion- synthèse au discours philosophique entrepris jusqu’alors mais aussi une déclinaison qui prend la forme d’une concession au schéma narratif dont le réalisateur s’était éloigné. Déstabilisant, le film apparait comme une médiation qui fait la liaison d’un point de vue intellectuel avec les trois précédents films et pose les bases de son écriture et de son style. En guise de preuve, il suffit de voir tout ce qu’ « Une vie cachée », le film qui lui a permis de renouer avec un succès public et critique en 2019 emprunte a « Song to Song ».
Il y a, et c’est incontestable en revoyant les films et en les juxtaposant les uns avec les autres, un avant et un après cette quadrilogie. La ligne de démarcation se situe avec un abandon de la narration classique au profit d’un schéma plus expérimental. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de concentrer cette analyse essentiellement sur « Knigh of Cups », puisqu’il est l’aboutissement sans concession aucune de la démarche personnelle de ce cinéaste d’exception.
« Knight of Cups », plus peut-être que toutes les autres œuvres de Malik, constitue un tourbillon de virtuosité hypnotique. Le film dure 2h20, et si l’on accepte de se laisser porter, emporter, on ne voit véritablement pas le temps s’écouler. Ce flux d’images, cette temporalité, cette dimension contemplative, ne supportent aucune restriction et provoque mon émerveillement à chaque visionnage. Je cite souvent l’exemple de la séquence d’introduction du « Ruban Bleue » de Michael Haneke comme une démonstration parfaite de l’étirement du temps possible au cinéma. Elle me renvoie à mon expérience intime de cinéaste, qui a toujours du mal à effectuer des coupes dans mes modestes productions. Pour Malik, cette notion de temps s’appréhende de manière assez singulière :
- Il y a d’abord la temporalité, au sens chronologique du terme, ou plutôt une absence de temporalité, qui contribue à ce que sa narration puisse paraitre autant trouble que déstabilisante, car elle remet en question toute notion d’action, de progression narrative. Le film n’est pas ancré dans une période temporelle précise, ne suit aucune trajectoire et ne montre aucune évolution de son personnage. On pourrait même parler d’un moment hors du temps. La narration qui parait s’étaler sur plusieurs années est tout à la fois indicible et indéfinissable. Certaines séquences au milieu ou vers la fin du film peuvent ainsi trouver leur place au début. En effet, aucune marque temporelle ne vient perturber ni renseigner le spectateur sur l’avancée de l’histoire. Puisqu’à l’évidence, ce n’est pas ce qui importe Malik ici, il convient de se demander ce que ce mélange signifie.
- Il y a ensuite l’aspect contemplatif du temps, car ce temps qui s’écoule en permettant de s’oublier, et c’est évident dans chacune de ses œuvres, participe à l’incontournable notion de contemplation. Cet aspect contemplatif pousse le spectateur à s’émerveiller des beautés de la Nature, qu’il sublime, mais aussi, incite à trouver de la beauté où qu’elle soit dans le monde. Malik n’a pas son pareil pour trouver des décors improbables, des espaces que son cadre et que sa caméra parviennent à sublimer. Que ce soit des déserts, des palais, des piscines ou bien des villes illuminées, la beauté est à chaque fois magnifiée, et le montage de Malik se donne justement le temps nécessaire pour l’apprécier. « Knights of Cups » montre, et c’est assez nouveau, la beauté des corps, notamment féminins, et leurs superficialité, à l’inverse de la beauté naturelle et insouciante de Pocahontas dans « Le Nouveau Monde » par exemple.
- Enfin, le rapport au temps est à mettre en perspective continuelle avec son rapport à l’image. Si Terrence Malik ne s’intéresse pas à la temporalité, c’est aussi parce qu’il choisit de ne montrer à l’image que ce qui est véritablement important pour lui. Le réalisateur philosophe veut capturer des instants, capter la fragilité et l’aspect précieux de ces moments fugitifs. Son style en fait la démonstration : il manie l’ellipse jusqu’à l’ériger au rang d’art. Rappelons au passage qu’il est à l’origine d’une des plus célèbre ellipse de toute l’histoire du cinéma avec « The Tree of Life », où nous passons de la Préhistoire et des dinosaures aux années 50. Il est seulement égalé dans le genre par Stanley Kubrick, qui dans « 2001 l’Odyssée de l’Espace » passe des hommes préhistoriques aux années 2000 et à la conquête spatiale. Dans le parcours du héros de « Knigh of Cups« , aucun début d’histoire n’est véritablement montré ni explicité, aucun de ces moments stéréotypé n’est exploité dramatiquement. Il n’en demeure que des instants fugitifs, mais qui demeurent marquants.
II. Une expérience sensorielle
Lorsque je regarde un film de Terrence Malik, j’avoue que ma concentration est au maximum. Je dois lutter en permanence afin de ne pas succomber à la tentation de me laisser emporter par ce flux chorégraphique d’images étourdissant, lui-même porté par une bande son harmonieuse et obsédante. Mais puisqu’on est dans un film qui se propose de nous parler du monde et des choses essentielles de la vie, il faut à un moment se poser la question : qu’est-ce que ces images et l’organisation de ces séquences ont à me dire ?
Visionner un film de Terrence Malik, c’est résister à cet emportement hypnotique, à cette envolée autant visuelle que sonore pour se concentrer sur le propos et les enjeux de l’œuvre. Ma maman qui est à l’origine peu sensible aux expériences cinématographique de ce type, a été un peu déstabilisée. J’ai ainsi été obligé de répondre à sa question après le premier quart d’heure du film : « Mais de quoi ça parle ? » Les clefs de sa compréhension sont pourtant constamment là, parfois sous forme symbolique.
Une des éléments les plus surprenants et les plus caractéristiques des pitchs de Malik, outre une forme de simplisme exacerbé qui le réduit à une juxtaposition de situations, est certainement qu’il faille s’y référer pour connaitre le nom des personnages. Certains spectateurs devront même se reporter au descriptif commercial et au Pitch officiel afin de connaitre exactement le sujet du film.
C’est vrai qu’il est assez difficile de parler du pitch, c’est-à-dire du sujet de « Knight of Cups », car il n’y pas d’histoire à proprement parler, mais une succession de situations. Si l’on ne fait pas l’effort de se laisser emporter par le film, on n’y accèdera pas, et cela seul s’avère très déconcertant et très déstabilisant au début, surtout pour un néophyte. Au premier abord, le propos est assez succinct. Il nous propose de suivre l’itinéraire de Rick, un scénariste d’Hollywood, qui entreprend un cheminement intérieur et géographique. Intérieur entre succession d’histoires sentimentales et de conquêtes amoureuses, conflits de familles entre son père et son frère, et rapports superficiels amicaux. Géographique, car à partir de Los Angeles, son parcours prendra la forme d’une exploration de paysages toujours plus variés qui le feront, au final, traverser une bonne partie des États-Unis.
Compte tenu de tout ce que nous avons dit, et de la forme atypique du film, j’ai été dans l’obligation d’expliquer à ma maman les quelques clef symboliques qu’elle me demandait, afin qu’elle puisse s’accrocher à des éléments de compréhension.
Une des clés de cette compréhension vient certainement de la voix off, chaude et chaleureuse, portée en version originale par Ben Kingsley, qui introduit le film par un conte « Le chant de la Perle » :
« Le roi de l’Est envoya son fils, le prince, à l’Ouest en Égypte pour trouver une perle. A son arrivée les gens lui offrirent une coupe qui lui fit perdre la mémoire. Il oublia alors toute sa mission et son origine. Toutefois le roi ne désespéra pas et envoya périodiquement des messagers et des guides pour lui rendre la mémoire. »
« Le chant de la Perle », célèbre poème de la littérature syriaque, 936 ap. J-C.
Le film est découpé en chapitres, qui portent tous le nom de cartes du jeu du Tarot. Dans ce jeu atypique, les traditionnels Cœur, Carreau, Trèfle et Pique sont remplacés par Denier, Coupe, Épée et Bâton. « Knight of Cups », que l’on traduit par « Chevalier de la Coupe », est donc le nom d’une de ces cartes, le chevalier étant une carte supplémentaire s’interposant entre le Valet et la Dame. Ce jeu de Tarot comprends également des Atouts au nombre de 22. Terrence Malik n’en retiendra que 8, qui constituent les 8 chapitres du film.
Le héros est donc ce « « Chevalier » qui a but à la « coupe », devenu amnésique, c’est-à-dire ayant oublié l’essentiel : son origine et son but dans la vie. Chacun des chapitre est ainsi une rencontre avec un personnage, « messager » ou « guide », avec qui il partage une histoire sentimentale. Le nom de la carte du tarot désigne la personnalité, la situation et l’ambiance générale qui se dégage de cette période partagée ensemble.
- La Lune : C’est Della, jeune femme à la perruque rose interprétée par Imogen Potts. Lorsqu’elle enlève sa perruque, elle symbolise l’illusion de la réalité, en particulier celle correspondant à la recherche sentimentale du héros. Lorsqu’elle lui déclare « Tu ne recherches pas l’Amour, tu recherches une expérience d’Amour » , cela explique la longue suite de conquête amoureuses de Rick. Le jeu de cartes du Tarot est aussi explicitement montré. La quête du personnage est lancé par le récit en voix off du « Chant de la Perle ». Comme régulièrement chez Terrence Malik, la teneur du film tend à l’universel, comme en témoigne le plan éloigné de la Terre.
- Le Pendu : C’est la séquence de la confrontation familiale entre Barry, le frère et Joseph, le père de famille incarné par Brian Dennehy, au sujet d’un troisième frère, Billy, prématurément disparu. Chacun à sa manière culpabilise sur la mort de ce frère absent, dont on ne saura d’ailleurs rien de plus. Afin de rendre plus palpable encore cette absence de communication, Malik opère une dissociation entre l’image et le son.
- L’Hermite : La futilité de la vie trouve son illustration dans l’extravagante scène de la réception hollywoodienne, orchestré par Tonio, joué par Antonio Banderas dont on peut se demander dans quelle mesure il ne joue pas d’ailleurs son propre rôle. Certaines figures bien connues de stars font une apparition fugitive, telles que Ryan O Neil. Tout n’y semble être qu’apparence et futilité. A l’image de ces chiens filmés sous l’eau tentant désespérément d’attraper une balle, Rick passe de femmes en femmes en essayant en vain d’attraper la bonne.
- Le Jugement : Dans sa recherche existentielle, il est « étranger en terre étrangère ». Cette « vie en exil » bousculée trouve son illustration dans la scène du cambriolage, totalement en décalage, déstabilisante. Malik opère ensuite une accélération stroboscopique des images afin de mieux montrer cette déstabilisation. L’ancienne femme de Rick, Cate Blanchett, montre peut-être la voie du salut. C’est le personnage qui soigne les miséreux, comme elle est capable de soigner et d’apporter la paix à Rick. Malik filme l’image forte où elle sauve un insecte de la piscine. Elle regrette de n’avoir pas eu d’enfant avec Rick. L’image d’eux en train de regarder des avions s’éloignant dans le ciel est explicite sur le gâchis de leur relation. Plus tard, ils feront toutefois la paix.
- La Tour : Les décors urbains se multiplient, théâtre de la beauté superficielle, notamment celle des corps, telle cette femme nue qui déambule sur le balcon, et des douleurs qui continuent de déchirer, comme cette dispute entre son frère et son père dans lequel Rick fait office de médiateur. Ce sont des « parties de vies éparpillées partout ». Helen, interprétée par Freida Pinto est un mannequin sublime, rendu encore plus sublime peut-être par la caméra de Malik. A l’image de Rick, on ne peut que se prosterner devant elle.
- La Papesse : Rick déclare que « Le grand amour est si dur à trouver ». Rick se perd jusqu’à Las Vegas, filmé comme jamais je pense ne l’avoir vu auparavant, débordant de fontaines et de palais. Malik utilise à merveille toute sorte de support vidéo tels que téléphone portables ou GoPro. Rick rencontre Karen, une strip-teaseuse de Las Vegas, interprétée par Teresa Palmer. A son contact, Rick apprends le lâcher-prise et la spontanéité, mais plus tard, on la découvrira soumise aux drogues. Au fur et à mesure qu’on avance dans la vie, celle-ci acquiert-elle pour autant plus de sens ?
- La Mort : Natalie Portman campe une femme mariée, avec laquelle Rick semble enfin assagi. Mais quand elle tombe enceinte, tout rebascule à nouveau. Le saut du pont est une bravade à l’encontre des interdits que représente leur union. L’aspect immoral peut aussi se retrouver par le fait que les personnages sont fréquemment filmés de dos. Très émouvante, voire déchirante, c’est elle qui déclarera à Rick : « Il y a tellement d’amour en nous, qui ne se manifeste jamais ». Malik annonce une séquence de « Song to Song » dans laquelle les personnages sont filmés de dos au volant d’une voiture. C’est la séquence dans laquelle Rick semble le plus heureux, mais est-ce parce qu’elle est mariée, et donc inaccessible et qu’il est fatalement destinée à la perdre, que Rick semble en profiter autant ?
- Liberté : L’errance de Rick au milieu des rochers dans le désert de las Vegas est-il le prémisse à sa prise de conscience ? Rick a-t-il encore sa place dans le monde ? Son chemin oscille entre un commencement et un éternel recommencement.
Chacun de ces chapitres peut être symbolisé par ces rencontres, essentiellement par ces femmes, qui traversent sa vie. « A la Merveille » explorait la dimension cyclique de l’amour, symbolisée par les multiples ruptures et les réconciliations du couple formé par Ben Affleck et Olga Kurylenko. Ici, au contraire, il s’agit bien de la succession d’une multitude d’histoires, d’une recherche perpétuelle. Cette quête, et l’objet du film tout entier, est annoncé dès le début par le récit en voix off du « chant de la Perle ». Rick cherche donc cette perle rare, c’est-à-dire l’amour véritable qui permettra d’élever son âme. Il va d’échec en échec, erre dans un monde aussi superficiel que celui des studios de cinéma qu’il visite au début. Comme toujours, la thématique de l’eau est omniprésente dans le film : piscines, lac, mer, jets d’eau divers. Rick ne se baignera jamais, même quand ses conquêtes se plongent dans l’eau. Il n’y a qu’avec Natalie Portman qu’il osera plonger d’un ponton, ce qui révèle combien l’amour véritable était proche dans cette histoire.
III. Une leçon de vie : A la recherche de la Perle rare.
Comme à mon habitude, j’ai coutume d’explorer les coïncidences entre le fond et la forme. C’est à mon avis la seule condition qui permette ici de comprendre le jeu des acteurs. Christian Bale, mondialement connu et réputé pour interpréter des rôles difficiles, très forts et totalement différents, déambule tout le long du film avec un jeu quasi-inexpressif. En quête de quelque chose qu’il n’arrive pas lui-même à définir, son personnage est en perdition tout le long du film. Tout juste le voit-on sourire, tout juste le voit-on éprouver de la colère. Ce n’est pas un hasard. Tous les acteurs affichent parfois un regard absent, lointain, désabusé. Il s’agit toutefois d’une forme très différente du jeu inexpressif dont je fais régulièrement les louanges ici en citant Patrick Mc Goohan. Il s’agirait plus chez Malik d’un jeu fantomatique, absent, dont il s’évertue, avec une caméra en mouvement perpétuel, à capturer tous les instants. Puisque le leitmotiv du film parait être induit par le conte, qui ressasse de façon continue la phrase « Réveille-toi »ou encore « Lève toi », on peut en déduite que le personnage de Rick est encore en léthargie et qu’il doit s’éveiller en quelque sorte afin de comprendre le sens de tout ce qui l’entoure. Ce choc, ce réveil est symbolisé par la séquence du tremblement de terre, qui surprends d’ailleurs Rick dans son sommeil, afin qu’il sorte et s’ouvre au monde. Ce constat de léthargie explique le jeu d’acteur évanescent de Christian Bale, qu’il tient tout le long du film, à l’exception de son histoire avec Natalie Portman.
En parallèle de la composition insolite de ses acteurs, Terrence Malik multiplie les figures de style. C’est l’expérience d’un artiste plasticien afin de nous restituer des émotions. Pour cela, selon moi, le réalisateur fait œuvre de brio en composant avec plusieurs techniques qu’il pousse à un degré rarement exploité :
- Les éllipses : Cette forme stylistique des ellipses, telles que maitrisées par Malik déjà depuis « The tree of life », on l’a dit plus haut, fait essentiellement référence à notre intimité, à la mémoire que l’on a des choses et des évènements. Comme dans la vraie vie, nous ne nous rappelons pas forcément de l’intégralité des évènements que nous traversons ni de toutes les choses essentielles. Parfois c’est un élément, une forme, une couleur, une sensation qui nous aura marqué. Ces souvenirs ressurgissent dans notre mémoire de façon désordonnée, parfois classé sous des thématiques ou sous une image, un souvenir en appelant un autre d’une époque et d’un genre différent. Le réalisateur propose l’expérience inédite de retranscrire des impressions, des sensations : il donne à voir les états d’âme de ses personnages. C’est ce que Malik a essayé vraisemblablement de restituer ici, classant les souvenirs sous forme de chapitre. Ce sont des images fugitives, en mouvement et dont les personnages échappent continuellement au cadrage.
Lorsqu’il s’agit de scènes de dialogues, confrontations entre plusieurs personnages, il y a des micro-ellipses. Celles-ci ne durent que quelques fractions de secondes, mais elles suffisent à dynamiser la séquence et produisent un effet distordu. De plus, il insère à l’intérieur de ces séquences des images issues d’autres temporalités, passées ou futures. L’ensemble est donc assimilable effectivement à des souvenirs.
Il y a l’idée de restituer l’instantanéité. On a souvent dit que David Lynch filmait les rêves dans ses films. Je pense que l’on peut affirmer qu’ici, Terrence Malik se propose de filmer les souvenirs.
- 2. Les sons et le choix musical : Disons-le tout net : « Knight of Cups » est presqu’un film muet. Un avertissement surprend, au début de film, sous la forme d’un intertitre sur fond noir, car il incite les spectateurs à ajuster le volume sonore très haut avant son visionnage. On comprend par la suite que la mise en oeuvre du dispositif est destiné à tenter de capter des fragments de voix, de dialogues fugitifs entre les personnages. D’ailleurs, on perd vite pied car la désynchronisation de ces dialogues d’avec les images, procédé qui me fascine toujours autant, font qu’on ne sait plus qui s’exprime ni qui répond à qui. Les dialogues sont en fond, seule importe la voix off. Si l’on excepte justement cette voix off, l’œuvre est tout entière soutenue, comme tous les films de cette quadrilogie, par une incroyable bande son. Les choix musicaux participent grandement à cet aspect hypnotique dont je parle tant. La musique est réellement envoutante et concours à ce que le spectateur perde pied et se retrouve emporté par le lyrisme des images.
- 3. Enfin, et c’est le point commun a beaucoup de ses films, Malik a cette manière éblouissante de filmer les êtres et les décors. Le cheminement de Rick le conduit à passer d’histoires en histoires : se succèdent ainsi Imogen Poots, Teresa Palmer, Cate Blanchett, et Natalie Portman. Chacune d’elles est différente, chacune d’elles apporte quelque chose au personnage, mais chacune d’elles est également imparfaite. Dans une moindre mesure, le jeu de toutes ses partenaires de vies, les femmes qui se succèdent, est également assez dénaturée et assez peu expressif. Elles sont ramenés à leurs expression d’ombres qui traversent la vie.
C’est une quête désespérée de la perfection qui ne sera jamais atteinte, et qui conduit Rick symboliquement dans le désert, physiquement, où il erre parmi les étendues rocheuses de Californie. A cette image explicite du désert, il faut bien entendu ajouter la séquence du tremblement de terre, dans laquelle Rick perd pied et se retrouve déstabilisé dans tous les sens du terme. Il a du mal à se retrouver debout et son équilibre est fragile. Malik utilise à foison le grand angle, combiné à une courte focale, ce qui lui permet de montrer ses décors dans leur intégralité tout en donnant à ses images un aspect irréel. Pour mieux saisir l’étendue de ces images, Malik utilise plusieurs formats, dont on peut reconnaitre ceux issus d’une Go-Pro, d’un téléphone portable. Il y a même du noir et blanc.
Terrence Malik utilise aussi un procédé unique, et même d’une certaine façon anti-cinématographique, concernant ses acteurs. En effet, le cinéaste choisit en permanence des cadrages extrêmement proches, trop pour être en mesure de les cadrer de façon correcte. C’est l’aspect inatteignable de cette quête qui conduit les personnages à s’écarter de l’axe de la caméra. Malik les filme de dos, en bord cadre ou de manière fugitive. Les personnages semblent évoluer en permanence comme s’il n’y avait aucune caméra : ils entrent et sortent du champ de manière qui semble imprévue et incontrôlable. La caméra a beaucoup de peine à les saisir, et à les cadrer de façon convenable. Il y a ainsi parfois à voir seulement une partie de visage, ou un fragment de corps. Les acteurs traversent l’image parfois à l’encontre de la direction amorcée par des travellings virtuoses. Il n’y a plus d’importance donnée au cadre, car c’est aux personnages de rentrer dans le champ de la caméra et non à la caméra de s’appliquer à cadrer les acteurs.
J’y vois ici une différence avec Kubrick, qui se renouvelait sans cesse de film en film alors que de son côté Malik reproduit et améliore son style, une forme de cinéma sensoriel.
La leçon de vie du film : Le message véhiculé par le film est aussi présent dans les autres œuvres de ce cinéaste. Dans sa quête, Rick multiplie les relations avec, il faut le reconnaitre, des femmes toutes plus belles les unes que les autres. Il cherche l’Amour véritable, mais finalement ne trouve, on l’a dit, que des « expériences d’amour ». Beaucoup d’autres personnages du film semblent n’avoir à cœur que de se divertir, comme si pour eux toute notion de quête existentielle était superflue. Le sens de la vie apparait tout de même fugacement lorsque Cate Blanchett soigne des mutilés de la vie. La compassion est peut-être la clef de l’existence, comme semble le trouver aussi le prêtre incarné par Javier Barden dans « A la Merveille » lorsqu’il se dévoue aux pauvres de sa paroisse. A l’inverse, la superficialité de la vie est clairement montrée à travers le métier de Rick, scénariste à Hollywood, à travers ses relations comme le démontre la fête chez Antonio Banderas, mais aussi lors de la séance de photo, où la superficialité est peut-être plus qu’ailleurs encore de mise. Malik filme une errance par le vide, par l’abstrait. Cependant, le réalisateur ne donne pas la solution à son personnage, et par la même au spectateur. Il convient alors de se demander si la quête, ou le fait de savoir que nous sommes dans une quête, n’est pas en réalité l’objectif que cherche à nous faire percevoir Malik.
Il est coutume pour moi, lorsque le protagoniste d’une œuvre a un rapport avec le monde du cinéma, d’y voir en quoi les différents personnages mis en scène parlent de leur auteur. Ici, il est tentant de voir dans l’errance de Rick, scénariste à Hollywood, un Terrence Malik perdu lui aussi dans un monde moderne. Comme Rick, Malik se met en quête de sens, de film en film. L’inexpressivité assumée et affichée de Rick peut alors être perçue comme une forme de dépression, ou tout du moins de détachement formel vis-à-vis du monde. Cette quête inassouvie auprès des femmes peut renvoyer à celle du cinéaste, dans sa recherche d’une forme de cinéma sensoriel.
Malik propose une vision de la société moderne assez inédite. En effet, lui qui a valorisé la Nature contre l’humanisation montre ici une modernité dans tous ses excès. La séquence de la fête chez Antonio Banderas en est une démonstration flamboyante. Tout est alors propice à la valorisation des aspects matériels, des corps et des objets.
Le film est l’aboutissement d’une démarche que le réalisateur a commencé avec « The tree of Life » et poursuivi avec « A la merveille » et « Song to song ». Il constitue avec ces autres films une sorte de quadrilogie non-avouée, dont le personnage principal pourrait presque à la limite être le même qui poursuivrait son errance de film en film. « Knigh of cups » est selon moi pour toutes les raisons invoquées l’aboutissement de sa démarche introspective.
Conclusion
Depuis toujours, d’un point de vue personnel, j’ai le sentiment d’être dans une quête incessante et inassouvie. Que ce soit d’un point de vue sentimental, social ou professionnel, je pense que je suis moi aussi à la recherche de cette « Perle rare ». C’est certainement un des raisons qui me fait apprécier plus particulièrement ce film.
« Je sais comment tu me regardes. Tu crois que je vais te rendre dingue » dit Imogèn Poots à Rick, et cette réplique pourrait être celle que le film tout entier adresse au spectateur.
Il y aurait matière à écrire un ouvrage tant les enseignements de ce film sont nombreux. J’ai modestement tenté ici d’en exposer les plus flagrants à mes yeux, tout en incitant à redécouvrir cette œuvre unique sous un nouveau jour. Oui, en effet, je crois que je serais capable d’écrire un livre tout entier sur les enseignements de vie véhiculés par ce film. « Knigh of Cups » est l’aboutissement d’une démarche que «Song to Song », le dernier film de ce que j’estime être une quadrilogie, ne retrouvera pas puisqu’il reprendra une forme de narration à laquelle se raccrocher. Ici, rappelons-le, il s’agit d’une expérience plastique, unique, d’Art moderne, dans laquelle son auteur accomplit une gageure inédite, celle de nous donner à ressentir les souvenirs, jouant sur la matière avec différents formats de pellicules, différents cadres et différentes émotions. On le voit bien, « Knight of Cups » pourrait bien ainsi étirer son expérience sur plusieurs heures.
Se contenter d’une seule vision de « Knight of Cups » ne suffit pas. Comme toute œuvre d’art, il faut y revenir, encore et sans cesse. Elle aura chaque fois quelque chose de particulier à nous dire, touchera notre intimité d’une façon chaque fois différente, nous éveillera au monde davantage. Comme toute œuvre moderne, elle ne nous imposera aucun angle de vue, aucune morale, aucune façon de penser. Elle nourrira notre intériorité d’une manière incomparable et précieuse.
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